Cet article présente quelques résultats théoriques supplémentaires, dont des géométries euclidiennes sans carrés, les géométries finies de Bachmann, ou encore une géométrie avec quatre types de pinceaux différents.

La lecture de cet article suppose que l’on ait lu la partie sur la séparation des géométries et parcouru, même un peu rapidement, les pages sur le plongement projectif des plans de Bachmann

L’algébrisation issue des axiomes de géométrie a déjà largement été étudiée par l’école de Hilbert, dans différentes directions. On a déjà rendu compte dans ce site du cas non arguésien avec le modèle de Hilbert et celui de Moulton. Le théorème obtenu par Bachmann sur le plongement de tout plan métrique dans un plan idéal projectif est essentiel puisqu’il permet d’appliquer les résultats généraux relatifs à l’algébrisation de la géométrie sur les plans projectifs. Il s’agit alors, pour Bachmann, d’étudier désormais d’une part à quels types de généralisation peut conduire son axiomatique, d’autre part de mettre en évidence des figures caractéristiques de certaines propriétés des corps rencontrés..

Tout plan métrique étant un sous-ensemble d’un plan projectif (son plan idéal), et son groupe isomorphe à un sous-groupe du plan idéal, il en résulte qu’à tout plan métrique (de Bachmann) correspond un corps \(\mathbb{K}\) (commutatif par Pappus, de caractéristique différente de 2 par Fano) et une forme quadratique \(q\) sur \(\mathbb{K}\) telle que le plan peut être identifié à un sous-ensemble des coordonnées projectives(*) et l’orthogonalité à l’annulation de la forme bilinéaire associée à \(q\).

(*) Avec la distinction – dans le vocabulaire de Bachmann – du cas « singulier », à savoir la vérification de l’axiome \(\mathbf{R}\), où \(q\) est anisotrope sur \(\mathbb{K}^2\) du cas « ordinaire » (cas \(\neg \mathbf{R}\)) sur \(\mathbb{K}^3\), d’indice 1 (hyperbolique) ou 0 (elliptique).

Cet article est un parcours, partiel et subjectif, des résultats de Bachmann sur les relations entre les corps de nombres obtenus, les figures caractéristiques associées, et les propriétés initiales supplémentaires du groupe, parcours illustré de quelques exemples concrets.

La libre mobilité

C’est le nom que donne Bachmann à la transitivité de l’action du groupe \(\Gamma\) sur les drapeaux, c’est-à-dire les couples droite-point \((d, A)\) avec \(A \mid d\). Cette propriété n’est pas demandée a priori dans l’axiomatique de Bachmann et il montre qu’elle est équivalente à la transitivité sur les droites et sur les points. Cette hypothèse est nécessaire en général. Bachmann fournit ainsi dans ses Appendices (p. 281) un exemple de géométrie semi-euclidienne où il y a transitivité sur les droites mais pas sur les points, et pour laquelle, le corps associé est pythagoricien.

Corps pythagoricien : corps défini par Hilbert dans ses « fondements », avec « la cinquième opération » \(\left( \sqrt{1+\omega^2} \right)\), pour montrer l’indépendance de l’axiome d’Archimède et du groupe d’axiomes associés à la congruence. Bachmann étudie les liens avec « la pythagoricité » du corps et la libre mobilité. La généralité de son approche rend ces liens complexes (cas euclidien p. 216, cas elliptique p. 258).

Pour plus de détail on consultera avec intérêt le chapitre 4 (Propriétés de transitivité : le cas d’un corps quelconque) de la partie 4 de l’ouvrage de Daniel Perrin déjà mentionné plusieurs fois dans ce site.

L’importance de la transitivité en géométrie résulte dans le fait (Meyer – 1907) que, sans elle, les cas d’égalité des triangles sont faux. Meyer a construit une telle géométrie(*) dans laquelle des triangles aux côtés homologues sont congruents sans que les angles homologues le soient : le troisième cas « d’égalité » des triangles n’est pas vérifié. Depuis on estime qu’une géométrie riche contient au moins la transitivité sur les droites.

(*) Dite géométrie cayleyenne à deux absolus distincts, probablement représentable en géométrie dynamique (articles à programmer ultérieurement) car elle conserve tous les axiomes y compris de continuité sauf la congruence des triangles. Les cas de dégénérescence des deux coniques induisent des géométries particulières, aussi étudiées par Meyer, qui donnent des informations supplémentaires sur l’indépendance des axiomes d’incidence.

Les carrés dans les
plans métriques euclidiens

On se place donc dans le cas singulier, c’est-à-dire sous l’hypothèse de l’axiome R, et le plan métrique est associé à \(E=\mathbb{K}^2\), muni d’une forme quadratique \(q\) définie par \(q(x,y)=x^2+\alpha y^2\), avec \(-\alpha \notin \mathbb{K}^{*2}\) (soit \(-\alpha\) n’est pas un carré dans \(\mathbb{K}\) pour que \(q\) soit anisotrope). Le groupe \(\Gamma\) est le groupe des isométries affines \(Is(q)\), engendré par l’ensemble des symétries orthogonales, stable par conjugaison. D’une manière générale (\((\Gamma, \Delta)\) vérifie tous les axiomes de Bachmann.

Dans ce contexte Bachmann montre (p. 210-217) que les conditions suivantes sont équivalentes :

  1. Il existe un carré dans \(E\) (un rectangle ayant ses diagonales orthogonales)
  2. Il existe deux droites \(g\) et \(h\) telles que \(g^h \perp h\) (un angle droit est divisible en deux)
  3. Tous les angles droits sont divisibles en deux
  4. Il existe un point \(A\) qui soit un carré (il existe une rotation d’angle \(\pi/2\))
  5. Tous les points sont des carrés
  6. Le nombre \(\alpha \) est un carré dans \(\mathbb{K}\).

Tout d’abord si \(-1\) n’est pas un carré dans \(\mathbb{K}\), prenons \(\alpha=1\). On est dans les conditions du théorème : puisque \(1\) est un carré, il existe des carrés et des rotations d’angle \(\pi/2\) de centre chaque point du plan. C’est en particulier le cas pour \(\mathbb{K}=\mathbf{F}_3\), \(-1\) est somme de carrés mais n’est pas un carré. On trouve donc que le plan minimal de Bachmann, à 9 points, dont on a déjà vu qu’il était euclidien, étant associé à \(\mathbf{F}_3\) contient des carrés (et des rotations). Toujours dans ce cas où \(-1\) n’est pas un carré, si \(\alpha\) est un carré, on peut toujours se ramener à \(\alpha=1\) par un changement de variables.

Si \(-1\) est un carré, comme \(-\alpha\) n’en est pas un par hypothèse, \(\alpha\) n’est jamais un carré et donc aucun rectangle de la géométrie n’est un carré, et il n’existe aucune rotation d’angle \(\pi/2\). C’est par exemple le cas pour les corps \(\mathbf{F}_p\) où \(p\) est congru à 1 modulo 4, et donc pour les géométries euclidiennes sur ces corps-là.

D’une manière générale les corps finis sont non pythagoriciens et donc les géométries finies (euclidiennes) associées sont non transitives.

Exemple de géométrie
euclidienne dénombrable,
non transitive et sans carré

Un autre exemple de corps où \(-1\) est un carré est \(\mathbb{K}=\mathbb{Q}(i)\). Prenons \(\alpha=2\). Comme ni \(2\) ni \(-2\) ne sont des carrés dans \(\mathbb{K}\), on est dans l’alternative du théorème où il n’existe pas de carrés. On peut vérifier que le quadrilatère de sommets \(A(0, 0), B(0, 1), C(1, 1), D(1, 0)\) est un rectangle, mais que ce n’est pas un carré : ses diagonales ne sont pas orthogonales (c’est la définition de Bachmann) mais aussi \(AB=CD=\sqrt{2}\) et \(AD=BC=1\).

Le plan associé est bien euclidien : il vérifie l’axiome de connexion \(\mathbf{C}\). On rappelle que la géométrie euclidienne vérifie les axiomes du rectangle et de connexion. En effet on vérifie que, si deux droites n’ont pas un point commun, elles ont une perpendiculaire commune (par exemple parce que le vecteur \((-1, 1/2a)\) est orthogonal au vecteur \((1, a)\)).

Par ailleurs \(\mathbb{K}\) n’est pas pythagoricien (\(2=1+1^2\) n’est pas un carré), donc la géométrie engendrée sur \(E\) n’est pas transitive. Le vecteur \(u=(1,0)\) sera transformé par isométrie en un vecteur de même norme (\(q(u)=1\)). Or sur la droite dirigée par le vecteur \((x, y)\), il n’y a de vecteur unité que si \(q(x, y)=x^2+2y^2\) est un carré.

En particulier les droites dirigées par \(v=(0, 1)\) où \(w=(1, 1)\) ne peuvent être image d’une droite dirigée par \(u\) car ni \(2\), ni \(3\) ne sont des carrés dans \(\mathbb{Q}(i)\).

On a donc, avec \(\mathbb{K}=\mathbb{Q}(i)\) et \(E=\mathbb{K}^2\) muni de la forme \(x^2+2y^2\), un exemple dénombrable de géométrie euclidienne non transitive, sans carré, et sur un corps non ordonnable(*) : la notion de géométrie euclidienne est largement étendue par rapport aux représentations usuelles que l’on en a.

(*) Théorème d’Artin-Schreier : un corps commutatif \(\mathbb{K}\) de caractéristique différente de 2 possède un ordre total compatible avec la structure de corps si et seulement si \(-1\) n’est pas somme de carrés dans \(\mathbb{K}\).
Un corps pythagoricien peut toujours être ordonné.

Les géométries finies de Bachmann
sont toutes euclidiennes

Dans la section précédente, nous avons vu que sous l’hypothèse de l’axiome du rectangle, on construit facilement des plans euclidiens (de Bachmann) finis à partir des corps \(\mathbb{K}=\mathbf{F}_q\). La question abordée ici est celle des autres structures finies : peut-on avoir des géométries finies (de Bachmann) elliptiques ou hyperboliques ?

On se place dans un contexte fini, et dans l’hypothèse \(\neg \; \mathbf{R}\) c’est-à-dire, du point de vue du plan idéal, dans les plans projectifs ordinaires où l’orthogonalité est associée à la polarité et les symétries orthogonales aux homologies harmoniques d’axe et de centre une droite et son pôle. À ce plan idéal est associé son corps \(\mathbb{K}\) de coordonnées homogènes, nécessairement fini (et de caractéristique différente de 2 par Fano). Le plan métrique initial peut alors être regardé comme l’intérieur d’une conique \(\mathscr{C}\), associée à une forme quadratique \(q\) sur \(\mathbb{K}^3\), regardé comme le plan projectif \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\).

Conique ou ovale ? Traditionnellement le vocabulaire anglo-saxon de combinatoire en géométrie finie utilise la notion d’ovales. Nous conserverons le vocabulaire algébrique : il s’agit bien d’une conique sur un corps fini. En fait, les ovales, comme définies en géométrie finie peuvent ne pas être des coniques, mais seulement en caractéristique 2, à partir de \(\mathbf{F}_8\), cas exclu ici. (Burkard Polster – A geometrical picture book – Springer – p.133)

Le groupe \(\Gamma=PO(q)\) est isomorphe à \(O^+(q)\) (ou encore \(PLG(2,\mathbb{K})\). Il s’agit de voir pourquoi, pour aucun ensemble d’involutions \(\Delta\), générateur de \(\Gamma\), et stable par conjugaison, le couple \((\Gamma, \Delta)\) ne peut être une géométrie de Bachmann.

Nous avons choisi, pour cet article, de ne pas détailler la preuve de ce résultat (dans les appendices de l’ouvrage de Bachmann p. 274-286) mais juste de donner quelques indications. L’objectif de plus long terme est de revenir sur ce thème en proposant des illustrations dynamiques avec des figures finies manipulables de ce qui est seulement indiqué ci-dessous.

On considère donc la conique \(\mathscr{C}\) associée à \(q\). Une droite projective \(d\) peut, par rapport à \(\mathscr{C}\), lui être sécante (2 points d’intersection), tangente (un point d’intersection) ou extérieure (aucun point d’intersection). On sépare ainsi les points du plan \(\mathbf{P}^2\) de la façon suivante :

\(\begin{array}{|c | c | c|} \hline \mathscr{I} & \text{les points } \mathit{interieurs} & \text{il ne passe } \; \mathit{aucune} \text{ tangente a } \mathscr{ C}\\ \hline \mathscr{C} & \text{les points } \mathit{sur} \text{ la conique} & \text{il passe une } \mathit{unique} \text{ tangente a } \mathscr{ C} \\ \hline \mathscr{E} & \text{les points } \mathit{exterieurs} & \text{il passe } \mathit{deux} \; \text{ tangentes a } \mathscr{ C} \\ \hline \end{array}\)

Dans le cas \(\mathbb{K}=\mathbf{F}_q\), on montre que \(\mid \mathscr{C} \mid =q+1, \; \mid \mathscr{I} \mid =\displaystyle \frac{q(q-1)}{2}, \mid \mathscr{E} \mid =\displaystyle \frac{q(q+1)}{2}\).
De même une droite \(d\) est isotrope, sécante ou extérieure si et seulement si son pôle \(D=d^{\perp}\) est sur \(\mathscr{C}\), extérieur ou intérieur, respectivement. Remarquons que toute droite \(d\) contient des points extérieurs : si elle n’est pas tangente, elle coupe une tangente en un point qui ne peut être qu’extérieur.

Une première étape de la démonstration consiste en un lemme générique, valable pour tout corps commutatif \(\mathbb{K}\) de caractéristique différente de 2, sur l’action du groupe \(\Gamma\) et la position des points par rapport à la conique. On a ainsi :

i) Le groupe \(\Gamma\) laisse stable chacun des trois ensembles \(\mathscr{I}, \; \mathscr{C}, \; \mathscr{E}\).
ii) Il est transitif sur \(\mathscr{C}\) et sur les tangentes.
iii) Si \(d\) est une tangente, pour \(A \in d, \; q(A)\) est un carré.
iv) Soit \(A\) un point du plan \(\mathbf{P}^2\), alors \(A\) est sur \(\mathscr{C}\) (resp. dans \(\mathscr{I}\), resp. dans \(\mathscr{E}\)) si et seulement si \(q(A)\) est nul (resp. est non carré, resp. est un carré non nul).

Par exemple, si dans \(\mathbb{K}\) tous les éléments sont des carrés (en particulier si le corps est algébriquement clos), il n’existe que des points extérieurs à la conique \(\mathscr{C}\), on peut toujours mener deux tangentes à \(\mathscr{C}\) en chaque point du plan n’appartenant pas à \(\mathscr{C}\).

Une deuxième étape consiste à montrer que les classes de conjugaison des involutions dans \(\Gamma\) sont en bijection avec \(\mathbb{K}^* \, / \, \mathbb{K}^{*2}\). Les réflexions par rapport aux sécantes forment une classe de conjugaison. Dans les cas \(\mathbb{K}=\mathbb{R}\) ou \(\mathbb{K}=\mathbf{F}_q\) il y a exactement deux classes de conjugaison qui correspondent aux droites sécantes et aux droites extérieures (ou aux points de \(\mathscr{E}\) et de \(\mathscr{I}\) selon le point de vue).

S’il y a une grande similitude structurelle entre le cas réel et le cas des corps finis, une différence majeure apparaît en terme de configuration géométrique car, sur un corps fini, une droite extérieure contient toujours des points intérieurs. Ainsi, sur \(\mathbf{F}_q\), une droite \(d\) contient \(\displaystyle \frac{(q-1)}{2}\) points de \(\mathscr{I}\) si c’est une sécante à \(\mathscr{C}\) et \(\displaystyle \frac{(q+1)}{2}\) si elle lui est extérieure.

On aura compris qu’un futur objectif de ce site et d’illustrer dynamiquement ce type de résultats, ainsi que les suivants. C’est pour cela que cet article préparatoire est proposé.

La dernière étape de la preuve consiste en une discussion selon trois possibilités de construire l’ensemble de générateurs \(\Delta\). On discute alors, dans chaque cas, selon que \(-1\) est, ou non, un carré. C’est cette discussion que nous aimerions illustrer en géométrie dynamique.
Dans tous les cas, c’est l’axiome d’incidence qui ne peut être vérifié : il y a « trop » de points, ou encore « pas assez » de droites de Bachmann. Par exemple, dans un cas, les droites de Bachmann sont les extérieures et les points de Bachmann sont aussi les extérieurs. Si on prend deux points extérieurs reliés par une sécante : on a deux points de Bachmann qui ne sont pas reliés par une droite de Bachmann. Dans un autre cas, les droites de Bachmann sont les sécantes et les points de Bachmann les intérieurs. Alors l’axiome d’incidence est encore non vérifié car on a vu, dans le cas des corps finis, qu’il existe des points intérieurs qui sont reliés par une droite extérieure, donc des points de Bachmann qui ne sont pas sur une droite de Bachmann : c’est d’ailleurs ici le seul cas où la situation est vraiment différente de ce qui se passe sur \(\mathbb{R}\).

Ainsi, dans le cas fini, il n’existe pas de géométrie de Bachmann (dans le contexte ¬ R) parce que le premier axiome d’incidence ne peut pas être vérifié ou encore :

Les seules géométries de Bachmann finies sont les géométries euclidiennes classiques sur les corps finis.

Le plan d’Ostorm

Pour un instant sortons du contexte de Bachmann, pour préciser (un peu) comment sont construites les géométries finies munies d’une orthogonalité et voir en quoi ces géométries ne rentrent pas dans les typologies de Bachmann.

Là encore on comprendra que l’approche proposée ici est temporaire, l’objectif étant de trouver un moyen d’illustrer cela de manière dynamique sur des géométries finies.

La source de cette partie est l’article dit « de combinatoire » Ovals and finite Bolyai-Lobatchevsky planes (An. Maths Monthly 69, 1962) de Ostorm, revisité par un vocabulaire et (pour les preuves) des arguments algébriques par Daniel Perrin.

On travaille toujours sur \(\mathbb{K}=\mathbf{F}_q\) et le plan \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\). L’idée est de s’inspirer du modèle de Klein. Le principal problème est celui de l’incidence. Plus précisément, on a vu dans la tentative de construction de plan fini de Bachmann non euclidien, que l’axiome d’incidence n’est pas vérifié par manque de droites (ou excès de points). Comme dans le modèle de Klein, on considère comme points de la géométrie les points \(\mathscr{I}\), intérieurs à la conique. Pour les droites, il faut ajouter aux sécantes (de la tentative précédente) les extérieures puisqu’elles contiennent des points de \(\mathscr{I}\) et que l’on cherche tout d’abord à réaliser l’axiome d’incidence : par deux points il passe une droite. En définitive, on considère toutes les droites projectives sauf les isotropes (correspondant aux tangentes à \(\mathscr{I}\)). On notera que cela montre aussi qu’on ne pouvait prendre comme ensemble de points, ni \(\mathscr{I}\) ni \(\mathscr{I} \cup \mathscr{E}\) car on trouverait toujours deux points non incidents, sur une tangente.

Nous avons donc la géométrie d’incidence. Du point de vue de l’incidence le plan \(\mathscr{I}\) est déjà « hyperbolique » car par un point il passe plusieurs non sécantes à une droite donnée.

En effet, considérons une droite \(d\) et un point \( A \notin d\).
– Si \(d\) est une sécante, elle coupe \(\mathscr{C}\) en deux points (de \(\mathbf{P}^2\)), \(B\) et \(C\). Alors les droites \((AB)\) et \((AC)\) – qui sont des droites de \(\mathscr{I}\) car non tangentes – ne rencontrent pas \(d\).
– Si \(d\) est une extérieure, on a vu qu’elle contient \(\displaystyle \frac{(q+1)}{2}\) points extérieurs. Il suffit de joindre \(A\) à ces points pour avoir des droites de \(\mathscr{I}\) qui ne se coupent pas en des points de \(\mathscr{I}\).

Le groupe \(\Gamma\) est un groupe de collinéations du plan \(\mathscr{I}\) puisque, comme vu dans le lemme de l’étape 1 de la section précédente, \(\Gamma\) conserve \(\mathscr{I}\) et les droites ordinaires de \(\mathbf{P}^2\). On a vu qu’il est aussi transitif sur \(\mathscr{I}\) mais pas sur les droites puisqu’il y a deux orbites sous \(\Gamma\) : les sécantes et les extérieures.

Voyons maintenant comment transformer ce plan d’incidence en un plan métrique (en un sens différent de Bachmann). Comme dans le modèle de Klein, on dira que deux droites \(d_1\) et \(d_2\) sont perpendiculaires si la composée des réflexions \(\sigma_{d_1}\sigma_{d_2}\) est une involution (équivalent comme dans le cas général de Bachmann à \(d_1\) et \(d_2\) commutent ou encore à \(d_1\) est stable par \(\sigma_{d_2}\) et à \(D_i \in d_i\) avec \(D_i = d_i^{\perp}\)).

Autrement dit, finalement, on conserve la même définition que dans l’axiomatique de Bachmann. Mais alors quelle est la différence par rapport à Bachmann ? Simplement que deux droites perpendiculaires peuvent se couper (comme droites de \(\mathbf{P}^2\)) en un point \(d\) qui est un point extérieur. Autrement dit pour \(\mathscr{I}\), deux perpendiculaires de \(\mathscr{I}\) ne sont pas nécessairement sécantes dans le plan \(\mathscr{I}\).

Par ailleurs la polaire de \(A\) est la droite \((D_1D_2)\), elle est orthogonale aux deux droites \(d_1\) et \(d_2\), et le plan ainsi construit a aussi des propriétés elliptiques. On a même l’équivalent des théorèmes 3 et 4 de la présentation de l’axiomatique de Bachmann :

Soit \(A\) un point de \(\mathscr{I}\) et \(q\) une droite de \(\mathscr{I}\). On suppose que \(A \neq D=d^{\perp}\). Alors il existe une unique perpendiculaire à \(d\) passant par \(A\). Si \(A\) est le pôle de \(d\) (qui est alors une extérieure), toute droite passant par \(A\) est perpendiculaire à \(d\).

Ainsi cette géométrie a des propriétés hyperboliques et elliptiques à la fois ; on peut dire qu’elle est elliptico-hyperbolique. Voyons, pour terminer, ce qu’il en est pour les pinceaux.

On a déjà utilisé (section « cercles circonscrits ») cette propriété générale – et fondamentale – des plans projectifs :

Soient \(a, b, c\) trois droites de \(\mathscr{I}\) et \(A, B, C\) leurs pôles. Alors \(abc\) est une involution si et seulement si \(A, B, C\) sont alignés ou encore \(a, b, c\) sont concourantes dans \(\mathbf{P}^2\).

Cette remarque utilise fondamentalement le fait que q est non dégénérée. Il n’y a rien de tel sinon (notamment en euclidien). C’est ce qui justifie que nous traitions séparément le cas euclidien d’une part et les cas elliptique et hyperbolique d’autre part.

Daniel Perrin – Partie 4 – page 27

Quand ces conditions sont vérifiées, on dit que \(a, b, c\) sont en pinceau. Dans ce cas, en notant \(D\) leur intersection dans \(\mathbf{P}^2\) on a les propriétés suivantes :

• Si \(D \in \mathscr{E}\) alors \(d=D^{\perp}\) est une perpendiculaire commune à \(a, b, c\) dans \(\mathscr{I}\).
• Si \(D \in \mathscr{C}\) , le pinceau est sans support
• Si \(D \in \mathscr{I}\) alors les droites ont à la fois une perpendiculaire commune \(d=D^{\perp}\), mais aussi le point commun \(D\) : les pinceaux à centre sont aussi à axe, comme dans le cas elliptique.

Cette géométrie a donc des propriétés à la fois hyperboliques : existence de pinceaux à axe, et de pinceaux sans support, et elliptiques : tous les pinceaux à centre sont à axe.

Ordre et pinceaux exotiques

La question que nous abordons maintenant, en revenant à l’axiomatique de Bachmann, est sa relation à l’ordre sur les corps. En fait, la question originelle est celle des types de pinceaux : l’axiomatique de Bachmann est suffisamment large, a priori, pour autoriser d’autres types de pinceaux sans support que ceux qui consistent, comme dans le cas hyperbolique, à avoir « une terminaison » pour reprendre le vocabulaire de Bachmann, c’est- à-dire se couper sur la conique horizon dans son plongement projectif.

Pour mettre en évidence de tels pinceaux, il convient de construire des géométries de Bachmann moins standard que celles usuelles, et donc utiliser des corps qui vont donner une richesse supplémentaire au traitement des formes quadratiques : ce sera la relation entre les différents ordres possibles sur un corps. Là encore nous reprenons les résultats de Daniel Perrin, sans détailler les preuves que l’on peut retrouver dans l’ouvrage déjà mentionné.

Se donner un ordre total sur un corps \(\mathbb{K}\) est se donner une partie \(\mathcal{T}\) de \(\mathbb{K}^*\) stable par addition et multiplication, qui vérifie de plus \(\mathcal{T} \cap -\mathcal{T}=\emptyset\) et \(\mathcal{T} \cup -\mathcal{T}=\mathbb{K}^*\) (le côté total). Dans ce cas l’ordre consiste à prendre pour \(\mathcal{T}\) l’ensemble des nombres positifs. Alors 1 est positif, -1 ne l’est pas, et il n’est ni un carré ni une somme de carrés (la réciproque du Théorème d’Artin-Schreier mentionné ci-dessus). On dit alors, par abus de langage, que \(\mathcal{T}\) est un ordre total.

Une partie \(\mathscr{P}\) de \(\mathbb{K}^*\) est un ordre partiel dès qu’elle vérifie la stabilité par addition et multiplication. Dans la suite on suppose que \(\mathscr{P}\) contient les carrés (ainsi \(1 \in \mathscr{P}\) et donc \(-1 \notin \mathscr{P}\) (par 1+(-1) = 0). On dispose alors du résultat suivant :

Soit \(\mathscr{P}\) un ordre partiel sur \(\mathbb{K}\). Alors \(\mathscr{P}\) est l’intersection des ordres totaux sur \(\mathbb{K}\) qui le contiennent : \(\mathscr{P}= \displaystyle \bigcap_{\mathscr{P} \subset \mathcal{T}} \mathcal{T}\).

Sur un corps totalement ordonné \(\mathbb{K}\), les résultats sur les formes quadratiques, connus sur \(\mathbb{R}\) s’étendent naturellement y compris les règles de Sylvester. On montre alors les résultats généraux suivants :

• L’ensemble \(\Delta\) des involutions \(\tau_A\) telles que \(q(A)<0\) engendre \(O^+(q)\).
• Le couple \((O^+(q),\Delta)\) est une géométrie de Bachmann.
• Les points de cette géométrie sont les éléments \(A\) de \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\) tels que \(q(A)>0\).

D’une manière générale on notera dans la suite \(\Pi\) le plan du groupe de la géométrie de Bachmann pour parler des points et des droites de la géométrie ainsi obtenue.

Si on dispose d’un ordre partiel \(\mathscr{P}\) sur \(\mathbb{K}\), intersection finie des ordres totaux \(\mathcal{T_i}\) le résultat devient :

Soit \(\Delta\) l’ensemble des involutions \(\tau_A\) telles que \(q(A)<0\) au sens de \(\mathscr{P}\) (ce qui équivaut à \(q(A)<0\) au sens de tous les ordres \(\mathcal{T_i}\)). Soit \(\Gamma\) le sous-groupe de \(O^+(q)\) engendré par \(\Delta\), Alors le couple \((\Gamma, \Delta)\) définit une géométrie de Bachmann et les points de cette géométrie sont les points \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\) tels que \(q(A)>0\) au sens de \(\mathscr{P}\).

Considérons alors le corps \(\mathbb{K}=\mathbb{Q}(\sqrt{2})\). Sur \(\mathbb{K}\) il y a deux ordres totaux possibles, le premier, noté \(≤_1\) induit par l’ordre de \(\mathbb{R}\), et le second, noté \(≤_2\), peut être défini, en notant la conjugaison \(\overline{z}=\overline{a+b\sqrt{2}}=a-b\sqrt{2}\), par \(u ≤_2 v\) si et seulement si \(\overline{u} ≤_1 \overline{v}\).

On a alors les résultats suivants :

Les éléments de \(\mathbb{Q}(\sqrt{2})\) qui sont positifs (respectivement négatifs) à la fois pour les deux ordres totaux sont les éléments \(a+b\sqrt{2}\) avec \(a > 0\) et \(a > |b|\sqrt{2}\) (respectivement \(a < 0\) et \(a > |b|\sqrt{2}\)). Les premiers sont encore les sommes de carrés, les seconds leurs opposés.
On dira que ces nombres sont absolument positifs (respectivement absolument négatifs).

Les éléments de \(\mathbb{Q}(\sqrt{2})\) non nuls qui ne sont ni absolument positifs ni absolument négatifs seront dits exotiques (terme propre à cette section, proposé par Daniel Perrin).

On considère maintenant la géométrie de Bachmann construite à partir de ce corps et de l’ordre partiel \(\mathscr{P}\) intersection des deux ordres totaux.

Un pinceau de \(\Pi\) est l’ensemble des droites passant par un point \(A\) de \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\). Par tout point de \(\mathbf{P}^2(\mathbb{K})\) passent une infinité de droites de \(\Pi\). Les pinceaux sont :

• à centre si \(q(A)\) est absolument positif
• à axe si \(q(A)\) est absolument négatif
• à centre isotrope si \(q(A)\)=0
• exotique si le centre \(A\) est exotique

On a donc une géométrie de Bachmann dans laquelle il existe deux types de pinceaux sans supports : ceux de la géométrie hyperbolique (à centre isotrope, sur la conique) et un autre type. Par l’existence de pinceaux sans support, cette géométrie vérifie \(\neg \; \mathbf{C}\). Elle vérifie aussi \(\neg \; \mathbf{H}\) car on a vu que dans le cas hyperbolique (\(\neg \; \mathbf{C}\) et \(\mathbf{H}\)) les pinceaux sans support sont d’un seul type (et sont définis par les bouts). Par ailleurs, on peut vérifier par un calcul direct sur un exemple qu’il existe une infinité de droites non connectables à une droite donnée passant par un point exotique donné.

Nous sommes dans la situation semi-hyperbolique de Bachmann : \(\neg \; \mathbf{R}, \; \neg \; \mathbf{C}\) et \(\neg \; \mathbf{H}\) toutefois avec un corps ordonnable puisque cette géométrie est, justement, construite à partir d’un ordre partiel sur \(\mathbb{Q}(\sqrt{2})\).